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Le ponton


Un léger cliquetis s’échappe de la structure en bois du ponton. D’en dessous on se sent embarqué dans une caisse de résonance sourde, l’eau est tiède et plutôt propre. Je m’y sens bien. C’est assez peu profond, je dois m’accroupir légèrement, ce serait finalement assez inconfortable s’il n’y avait pas ce petit rocher immergé permettant de s’installer comme dans un bain.

Je peux rester ici des heures, à l’ombre sous les planches, par endroit le soleil de midi s’immisce dans des interstices que l’on devine à peine du dessus.

Je peux rester des heures, et j’y viens depuis si longtemps que je connais l’endroit mieux que les quelques crabes qui logent ici. Je me dis parfois qu’ils me connaissent… Mais je doute que ce genre de coquilles sur pattes aient une quelconque capacité à identifier autre chose que mes pieds qu’ils sont bien tentés de pincer parfois. Mais je veille, et surtout, je m’équipe… Palmes, tuba, masque de plongée. Le masque, je l’emporte pour le principe, je préfère nager sans et les yeux ouverts, ça pique un peu, mais on s’y habitue. Vous l’aurez compris, les pinces mêmes les plus acérées des minuscules monstres qui peuplent ce lieu ne peuvent pas grand-chose contre le plastique, si c’est du plastique, de mes palmes. Double effet, ça me permet de venir sans être vu, et de repartir de la même façon.
Je ne sais pas trop pourquoi, mais je n’aime pas qu’on sache que je suis ici.

J’en ai vu des choses. On ne se rend pas compte de ce que les pontons racontent comme histoires. Des histoires de bateau bien sûr, de tendres amoureux, d’amours éconduites, de pêcheurs et de pécheurs. Combien d’amants ont embarqué pour l’ivresse de la passion coupable depuis ce simple ponton ? Ça n’est pas un ponton, c’est une piste d’envol et parfois d’atterrissage. Des drames se jouent, si improbables qu’Hollywood refuserait de les produire, des contes de fées, et, tellement, tellement, d’actes manqués…

Je divague et j’entends résonner quelques pas au-dessus de ma tête qui s’approchent, le son très étouffé et léger est un grand enseignement, la personne qui s’approche est petite et marche plutôt gracieusement. D’autres pas la suivent, des pas de courses, très vite un cri vient finir de m’assourdir. Un cri aigu, celui d’un petit garçon, il doit avoir six ou sept ans peut-être. La petite fille aux pas légers rie à gorge déployée. C’est bon d’entendre un enfant rire, d’autant que, l’espace d’un instant, j’ai cru à quelque chose de violent, de désagréable. Les cris me font peur, je ne les comprends pas, qu’ils soient de joie ou de malheur, ils glacent mon sang. Je n’écoute pas trop ce que se disent les compagnons de jeu, mais ils s’amusent c’est certain. Je m’attarde à écouter la tonalité de leurs voix mélangée au bois qui résonne, c’est beau.
Je vais pour fermer les yeux, mais les deux bouts de chou se disputent. J’aimerai bien qu’ils cessent, mais je n’aime pas qu’on sache que je suis ici.

Le petit garçon gronde, et la petite fille le tape, pas bien fort j’imagine, mais tout de même, ça fait un bruit moins joli sur le ponton. L’un d’eux tombe et ça résonne encore plus fort. Il se relève et attrape la petite fille par les cheveux, je la reconnais parce qu’elle crie. Ça se bouscule et la petite fille tombe à l’eau. Moi, je passe en sous-marin, je n’aime pas qu’on sache que je suis ici. La petite fille se débat, on dirait, je crois qu’elle est en colère. Le petit garçon reste sur le ponton, immobile. La petite fille continue de se débattre, mais pourquoi ne remonte-t-elle pas sur le ponton ? Il y a une échelle. Je sors la tête de l’eau… Elle ne sait pas nager. Et le petit garçon qui reste là… Immobile… Elle a bu la tasse. « Mais descends ! Plonge ! Vas la chercher ! », j’ai envie de crier au petit garçon, mais je n’aime pas qu’on sache que je suis ici.
Je devrais peut-être y aller… Elle a cessé de bouger, ses cheveux flottent à la surface, elle est inconsciente on dirait… Le petit garçon crie : « Arrêtes ! C’est pas drôle ! J’vais tout dire à Maman ! »

La petite fille est à deux mètres, tout près de moi…
Mais je n’aime pas qu’on sache que je suis ici.

Commentaires

Balmeyer a dit…
Dis-donc, ça fait quelques temps que je ne suis pas venu te voir ! Et je tombe sur un texte plus long que d'habitude, non ?

J'ai de la chance, il est excellent, ton texte, et terrifiant ! A très bientôt.
Blue a dit…
Bien plus long !

C'est ma nouvelle ligne de conduite ! (enfin si je réussi à tenir le rythme)

Merci :)
Blue a dit…
Encore merci à Lafailli pour son illustration.
Anonyme a dit…
;-)
Anonyme a dit…
Pardon, je ne commente pas ce texte. Par contre, chaque fois quand je vois ton avatar, cela me fait rire. Le chat au citron vert. Cette tête, sortie des "star wars" mérite une médaille!
Blue a dit…
Pour ne pas avoir commenter ce charmant texte, Zarque, je te pardonne !

Et le chat te griffouille amicalement, il ronronne de ton compliment.

:)
Zoridae a dit…
Brrrr elle est terrible cette nouvelle ! Et très forte...
Blue a dit…
Merci :$

ça me fait plaisir venant d'une plume* que j'apprécie tout particulièrement.





*C'est une variété très rare d'araignées
Anonyme a dit…
Wouaw ! Dis donc t'aurais pas la fibre littéraire toi?
Balmeyer a dit…
Je crois que : carrément ! :)
Blue a dit…
Meuh non Balmeyer, Le message de Freehug ne t'était pas adressé !

Canaillou !


PS : Merci vous deux. Je cours me cacher pour rougir :$
marika a dit…
Ma pakerette tu m'étonnes encore...Voila que en plus de ton superbe sens de l'humour, ta plume cours, sutbile et tellement inspirée !
Tu écris bien...(Et c'est pas comparable a la prose rp que l'on cotoie...)
Blue a dit…
C'est un compliment qui me touche Marigold. Merci.

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